LES LETTRES PERSANNES

Ci-dessous l’histoire des Troglodytes issue des Lettres Persanes de Montesquieu qui démontre magistralement, sans moralisation aucune, les vertus de la vertu.

 Le bonheur d’être vertueux peut quelquefois venir de la nature, mais le mérite de l’être ne peut jamais venir que de la raison. Bernard Fontenelle 

LETTRE XI Usbek à Mirza À Ispahan Tu renonces à ta raison pour essayer la mienne : tu descends jusqu’à me consulter ; tu me crois capable de t’instruire. Mon cher Mirza, il y a une chose qui me flatte encore plus que la bonne opinion que tu as conçue de moi ; c’est ton amitié qui me la procure. Pour remplir ce que tu me prescris, je n’ai pas cru devoir employer des raisonnements fort abstraits. Il y a de certaines vérités qu’il ne suffit pas de persuader, mais qu’il faut encore faire sentir : telles sont les vérités de morale. Peut-être que ce morceau d’histoire te touchera plus qu’une philosophie subtile. Il y avait en Arabie un petit peuple appelé Troglodyte, qui descendait de ces anciens Troglodytes qui, si nous en croyons les historiens, ressemblaient plus à des bêtes qu’à des hommes. Ceux-ci n’étaient point si contrefaits, ils n’étaient point velus comme des ours, ils ne sifflaient point, ils avaient deux yeux ; mais ils étaient si méchants et si féroces qu’il n’y avait parmi eux aucun principe équité ni de justice. Ils avaient un roi d’une origine étrangère, qui, voulant corriger la méchanceté de leur naturel, les traitait sévèrement : mais ils conjurèrent contre lui, le tuèrent, et exterminèrent toute la famille royale. Le coup étant fait, ils s’assemblèrent pour choisir un gouvernement ; et, après bien des dissensions, ils créèrent des magistrats. Mais à peine les eurent-ils élus qu’ils leur devinrent insupportables, et ils les massacrèrent encore. Ce peuple, libre de ce nouveau joug, ne consulta plus que son naturel sauvage. Tous les particuliers convinrent qu’ils n’obéiraient plus à personne, que chacun veillerait uniquement à ses intérêts, sans consulter ceux des autres. Cette résolution unanime flattait extrêmement tous les particuliers. Ils disaient : Qu’ai-je affaire d’aller me tuer à travailler pour des gens dont je ne me soucie point ? Je penserai uniquement à moi ; je vivrai heureux : que m’importe que les autres le soient Je me procurerai tous mes besoins ; et, pourvu que je les aie, je ne me soucie point que tous les autres Troglodytes soient misérables. On était dans le mois où l’on ensemence les terres ; chacun dit : Je ne labourerai mon champ que pour qu’il me fournisse le blé qu’il me faut pour 16 me nourrir ; une plus grande quantité me serait inutile : je ne prendrai point de la peine pour rien. Les terres de ce petit royaume n’étaient pas de même nature : il y en avait d’arides et de montagneuses ; et d’autres qui, dans un terrain bas, étaient arrosées de plusieurs ruisseaux. Cette année, la sécheresse fut très grande ; de manière que les terres qui étaient dans les lieux élevés manquèrent absolument, tandis que celles qui purent être arrosées furent très fertiles : ainsi les peuples des montagnes périrent presque tous de faim par la dureté des autres, qui leur refusèrent de partager la récolte. L’année d’ensuite fut très pluvieuse ; les lieux élevés se trouvèrent d’une fertilité extraordinaire. et les terres basses furent submergées. La moitié du peuple cria une seconde fois famine ; mais ces misérables trouvèrent des gens aussi durs qu’ils l’avaient été eux-mêmes. Un des principaux habitants avait une femme fort belle ; son voisin en devint amoureux et l’enleva : il s’émut une grande querelle ; et après bien des injures et des coups, ils convinrent de s’en remettre à la décision d’un Troglodyte qui pendant que la république subsistait avait eu quelque crédit. Ils allèrent à lui et voulurent lui dire leurs raisons. Que m’importe, dit cet homme, que cette femme soit à vous, ou à vous ? j’ai mon champ à labourer ; je n’irai peut-être pas employer mon temps à terminer vos différents, et à travailler à vos affaires, tandis que je négligerai les miennes. Je vous prie de me laisser en repos et de ne m’importuner plus de vos querelles. La dessus il les quitta, et s’en alla travailler sa terre. Le ravisseur, qui était le plus fort, jura qu’il mourrait plutôt que de rendre cette femme ; et l’autre, pénétré de l’injustice de son voisin et de la dureté du juge, s’en retournait désespéré, lorsqu’il trouva dans son chemin une femme jeune et belle qui revenait de la fontaine. Il n’avait plus de femme ; celle-là lui plut : elle lui plut bien davantage lorsqu’il apprit que c’était la femme de celui qu’il avait voulu prendre pour juge et qui avait été si peu sensible à son malheur. Il l’enleva, et l’emmena dans sa maison. Il y avait un homme qui possédait un champ assez fertile qu’il cultivait avec grand soin : deux de ses voisins s’unirent ensemble, le chassèrent de sa maison, occupèrent son champ : ils firent entre eux une union pour se défendre contre tous ceux qui voudraient l’usurper ; et effectivement ils se soutinrent par là pendant plusieurs mois. Mais un des deux, ennuyé de partager ce qu’il pouvait avoir tout seul, tua l’autre, et devint seul maître du champ. Son empire ne fut pas long : deux autres Troglodytes vinrent l’attaquer ; il se trouva trop faible pour se défendre, et il fut massacré. Un Troglodyte presque tout nu vit de la laine qui était à vendre ; il en demanda le prix. Le marchand dit en lui-même : Naturellement je ne devrons espérer de ma laine qu’autant d’argent qu’il en faut pour acheter 17 deux mesures de blé, mais je la vais vendre quatre fois davantage, afin d’d’avoir huit mesures. Il fallut en passer par là et payer le prix demandé. Je suis bien aise, dit le marchand ; j’aurai du blé à présent. Que dites-vous ? l’acheteur : vous avez besoin de blé ? j’en ai à vendre : il n’y a que le prix qui vous étonnera peut-être, car vous saurez que le blé est extrêmement cher et que la famine règne presque partout ; mais rendez-moi mon argent, et je vous donnerai une mesure de blé, car je ne veux pas m’en défaire autrement, dussiez-vous crever de faim. Cependant une maladie cruelle ravageait la contrée. Un médecin habile y arriva du pays voisin, et donna ses remèdes si à propos qu’il guérit tous ceux qui se mirent dans ses mains. Quand la maladie eut cessé, il alla chez tous ceux qu’il avait traités demander son salaire ; mais il ne trouva que des refus : il retourna dans son pays, et il y arriva accablé des fatigues d’un si long voyage. Mais bientôt après il apprit que la même maladie faisait sentir de nouveau, et affligeait plus jamais cet te terre ingrate. Ils allèrent à lui cette fois, et n’attendirent pas qu’il vînt chez eux. Allez, leur dit-il, hommes injustes, vous avez dans l’âme un poison plus mortel que celui dont vous voulez guérir ; vous ne méritez pas d’occuper une place sur la terre, parce que vous n’avez point d’humanité, et que les règles de l’équité vous sont inconnues : je croirais offenser les dieux qui vous punissent. si je m’opposais à la justice de leur colère. D’Erzeron, le 3 de la lune de Gemmadi, 1711. 18

LETTRE XII Usbek à Mirza À Ispahan Tu as vu, mon cher Mirza, comment les Troglodytes périrent par leur méchanceté même, et furent les victimes de leurs propres injustices. De tant de familles il n’en resta que deux qui échappèrent aux malheurs de la nation. Il y avait dans ce pays deux hommes bien singuliers : ils avaient de humanité, ils connaissaient la justice, ils aimaient la vertu ; autant liés par la droiture de leur cœur que par la corruption de celui des autres, ils voyaient la désolation générale, et ne la ressentaient que par la pitié : c’était le motif d’une union nouvelle. Ils travaillaient avec une sollicitude commune pour l’intérêt commun ; ils n’avaient de différents que ceux qu’une douce et tendre amitié faisait naître ; et, dans l’endroit du pays le plus écarté, séparés de leurs compatriotes indignes de leur présence, ils menaient une vie heureuse et tranquille : la terre semblait produire d’elle-même, cultivée par ces vertueuses mains. Ils aimaient leurs femmes et ils en étaient tendrement chéris. Toute leur attention était d’élever leurs enfants à la vertu. Ils leur représentaient sans cesse les malheurs de leurs compatriotes, et leur mettaient devant les yeux cet exemple si triste : ils leur faisaient surtout sentir que l’intérêt des particuliers se trouve toujours dans l’intérêt commun ; que vouloir s’en séparer c’est vouloir se perdre ; que la vertu n’est point une chose qui doive nous coûter, qu’il ne faut point la regarder comme un exercice pénible ; et que la justice pour autrui est une charité pour nous. Ils eurent bientôt la consolation des pères vertueux, qui est d’avoir des enfants qui leur ressemblent. Le jeune peuple qui s’éleva sous leurs yeux s’accrut par d’heureux mariages : le nombre augmenta, l’union fut toujours la même ; et la vertu, bien loin de s’affaiblir dans la multitude, fut fortifiée au contraire par un plus grand nombre d’exemples. Qui pourrait représenter ici le bonheur de ces Troglodytes ? Un peuple si juste devait être chéri des dieux. Dès qu’il ouvrit les yeux pour les connaître, il apprit à les craindre ; et la religion vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y avait laissé de trop rude. Ils instituèrent des fêtes en l’honneur des dieux. Les jeunes filles, ornées de fleurs, et les jeunes garçons, les célébraient par leurs danses et parles accords d’une musique champêtre ; on faisait ensuite des festins où la joie ne régnait pas moins que la frugalité. C’était dans ces assemblées que parlait 19 la nature naïve ; c’est là qu’on apprenait à donner le cœur et à le recevoir ; c’est là que la pudeur virginale faisait en rougissant un aveu surpris, mais bientôt confirmé par le consentement des pères ; et c’est là que les tendres mères se plaisaient à prévoir de loin une union douce et fidèle. On allait au temple pour demander les faveurs des dieux. Ce n’était pas les richesses et une onéreuse abondance ; de pareils souhaits étaient indignes des heureux Troglodytes ; ils ne savaient les désirer que pour leurs compatriotes : ils n’étaient aux pieds des autels que pour demander la santé de leurs pères, l’union de leurs frères, la tendresse de leurs femmes, l’amour et l’obéissance de leurs enfants. Les filles y venaient apporter le tendre sacrifice de leur cœur, et ne leur demandaient d’autre grâce que celle de pouvoir rendre un Troglodyte heureux. Le soir, lorsque les troupeaux quittaient les prairies et que les bœufs fatigués avaient ramené la charrue, ils s’assemblaient ; et, dans un repas frugal, ils chantaient les injustices des premiers Troglodytes et leurs malheurs ; la vertu renaissant avec un nouveau peuple, et sa félicité : ils célébraient les grandeurs des dieux, leurs faveurs toujours présentes aux hommes qui les implorent, et leur colère inévitable à ceux qui ne les craignent pas : ils décrivaient ensuite les délices de la vie champêtre et le bonheur d’une condit ion toujours parée de l’innocence. Bientôt ils s’abandonnaient à un sommeil que les soins et les chagrins n’interrompaient jamais. La nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu’à leurs besoins. Dans ce pays heureux la cupidité était étrangère : ils se faisaient des présents, où celui qui donnait croyait toujours avoir l’avantage. Le peuple troglodyte se regardait comme une seule famille : les troupeaux étaient presque toujours confondus ; la seule peine qu’on s’épargnait ordinairement c’était de les partager. D’Erzeron, le 6 de la lune de Gemmadi, 2,1711. 20

LETTRE XIII Usbek à Mirza Je ne saurais assez te parler de la vertu des Troglodytes. Un d’eux disait un jour : Mon père doit demain labourer son champ : je me lèverai deux heures avant lui ; et quand il ira à son champ, il le trouvera tout labouré. Un autre disait en lui-même : Il me semble que ma sœur a du goût pour un jeune Troglodyte de nos parents ; il faut que je parle à mon père, et que je le détermine à faire ce mariage. On vint dire à un autre que des voleurs avaient enlevé son troupeau : J’en suis bien fâché, dit-il, car il y avait une génisse toute blanche que je voulais offrir aux dieux. On entendait dire à un autre : Il faut que aille au temple remercier les dieux, car mon frère que mon père aime tant et que je chéris si fort a recouvré la santé ; Ou bien : Il y a un champ qui touche celui de mon père, et ceux qui le cultivent sont tous les jours exposés aux ardeurs du soleil ; il faut que j’aille y planter deux arbres, afin que ces pauvres gens puissent aller quelquefois se repose r sous leur ombre. Un jour que plusieurs Troglodytes étaient assemblés, un vieillard par la d’un jeune homme qu’il soupçonnait avoir commis une mauvaise action, et lui en fit des reproches. Nous ne croyons pas qu’il ait commis ce crime, dirent les jeunes Troglodytes, mais, s’il l’a fait, puisse-t-il mourir le dernier de sa famille ! On vint dire à un Troglodyte que des étrangers avaient pillé sa maison et avaient tout emporté. S’ils n’étaient pas injustes, répondit-il, je souhaiterais que les dieux leur en donnassent un plus long usage qu’à moi. Tant de prospérités ne furent pas regardées sans envie : les peuples voisins s’assemblèrent, et, sous un vain prétexte, ils résolurent d’enlever leurs troupeaux. Dès que cette résolution fut connue, les Troglodytes envoyèrent au devant d’eux des ambassadeurs qui leur parlèrent ainsi : Que vous ont fait les Troglodytes ? Ont-ils enlevé vos femmes, dérobé vos bestiaux, ravage vos campagnes ? non ; nous sommes justes, et nous craignons les dieux. Que demandez-vous donc de nous ? Voulez-vous de la laine pour vous faire des habits ? Voulez-vous du lait de nos troupeaux, ou des fruits de nos terres ? Mettez bas les armes, venez au milieu de nous, et nous vous donnerons de tout cela. Mais nous jurons par ce qu’il y a de plus sacré que, si vous entrez dans nos terres comme ennemis, nous vous regarderons comme un peuple injuste, et que nous vous traiterons comme des bêtes farouches. 21 Ces paroles furent renvoyées avec mépris. Ces peuples sauvages entrèrent armés dans la terre des Troglodytes, qu’ils ne croyaient défendus que par leur innocence. Mais ils étaient bien disposés à la défense ; ils avaient mis leurs femmes et leurs enfants au milieu d’eux. Ils furent étonnés de l’injustice de leurs ennemis, et non pas de leur nombre. Une ardeur nouvelle s’était emparée de leur cœur : l’un voulait mourir pour son père, un autre pour sa femme et ses enfants, celui-ci pour ses frères, celui-là pour ses amis, tous pour le peuple troglodyte : la place de celui qui expirait était d’abord prise par un autre, qui, outre la cause commune, avait encore une mort particulière à venger. Tel fut le combat de l’injustice et de la vertu. Ces peuples lâches qui ne cherchaient que le butin n’eurent pas honte de fuir, et ils cédèrent à la vertu des Troglodytes, même sans en être touchés. D’Erzeron, le 9 de la lune de Gemmadi, 2,1711. 22

LETTRE XIV Usbek à Mirza Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu’il était à propos de se choisir un roi : ils convinrent qu’il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus juste ; et ils jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n’avait pas voulu se trouver à cette assemblée ; il s’était retiré dans sa maison, le cœur serré de tristesse. Lorsqu’on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu’on avait fait de lui : À Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux Troglodytes, que l’on puisse croire qu’il n’y a personne parmi eux de plus juste que moi ! Vous me déférez la couronne, et, si vous le voulez absolument, il faudra bien que je la prenne ; mais comptez que je mourrai de douleur d’avoir vu en naissant les Troglodytes libres, et de les voir aujourd’hui assujettis. À ces mots il se mit à répandre un torrent de larmes. Malheureux jour ! disait il ; et pourquoi ai-je tant vécu ? Puis il s’écria d’une voix sévère : Je vois bien ce que c’est, Ô Troglodytes ! votre vertu commence à vous peser. Dans l’état où vous êtes, n’ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous ; sans cela vous ne sauriez subsister, et vous tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous parait trop dur ; vous aimez mieux être soumis à un prince et obéir à ses lois moins rigides que vos mœurs. Vous savez que pour lors vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté, et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n’aurez pas besoin de la vertu. Il s’arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. Et que prétendez-vous que je fasse ? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte ? Voulez-vous qu’il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi et par le seul penchant de la nature ? Troglodytes ! je suis à la fin de mes jours, mon sang est glacé dans mes veines, je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux ; pourquoi voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la vertu ? D’Erzeron, le 10 de la lune de Gemmadi, 2,1711.